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Contre le temps

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Il est des artistes qui passent une vie à répéter des formules toutes faites, à tirer les mêmes ficelles qui marchent. Il est des artistes qui explorent et voyagent au-delà des limites qu’ils repoussent en permanence. Des artistes qui doutent, qui remettent toujours tout en question, qui prennent des risques. Certains vont dans tous les sens et finissent parfois par se perdre. D’autres réussissent à conserver dans leur évolution une identité qui leur ait singulière. Quelque chose qui est a toujours été. Déjà-là. Une essence. Un bloc d’intensité que demeure au-delà des mutations formelles de l’œuvre.

Arnaud Rochard fait partie de la seconde famille. Celle des voyageurs libres. Après une collaboration de 5 ans avec une galerie parisienne, l’artiste installé à Bruxelles s’accorde le temps de traverser une longue période d’expérimentations. Travail à l’atelier, échanges avec d’autres artistes, résidences à l’Atelier de Mayenne puis à la Casa de Vélasquez de Madrid : cette période s’est déployée de 2015 à 2023.

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Si l’on compare les gravures antérieures avec les toiles et céramiques réalisées durant cette période d’expérimentations, l’on serait tenté de dire que l’œuvre d’Arnaud Rochard a radicalement changé. Graveur, l’artiste se pose la question de la peinture. Il passe du petit au grand format. Explore la toile après le bois et le papier. De même qu’il hybride gravure, peinture et céramique. Son univers semble devenir moins dark, basculant de représentations très expressionnistes de zones mi urbaines mi sauvages postapocalyptiques, où foisonnent cimetières, squelettes et crânes, vers des jungles imaginaires plus abstraites et colorées. Et pourtant. L’œuvre se déploie dans une grande cohérence où se lisent des enjeux de fonds qui ont perduré au fil de cette lente évolution.

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S’il est un déjà-là dans l’œuvre d’Arnaud Rochard, il me semble que cela a affaire avec la question du temps. Le temps de la mémoire. Le temps du corps. Le temps de l’image. Le temps du faire.

Depuis toujours Arnaud Rochard hybride des motifs détournés et métamorphosés, créant volontairement un univers temporel indéterminé, à la fois préhistorique, antique, médiéval et moderne. Les figures intemporelles et indéterminées qui peuplent ses œuvres viennent des ballades de l’artiste dans le monde de l’art ou de la culture populaire. Hier, dans l’imaginaire d’Arnaud se trouvaient pêle-mêle : des postures et décors tirés de peintures anciennes, du romantisme noir ou de peintures américaines du XIX e ; des gravures satiriques de livres d’Histoire puissamment évocatrices de maladies et de guerres ; des histoires de traversées et d’errances vues dans des Road-movies, lues en bande dessinée ou en roman, de Black Hole à La nuit du chasseur. Plus récemment, l’œuvre s’est laissée habiter par d’autres référents : particulièrement le goût pour le japonisme (de Kuniyoshi aux Nabis), pour l’époque médiévale (allant de la Fantasy et du Seigneur des anneaux aux arts médiévaux, un Moyen-Age d’ailleurs aussi revu à l’aune du XIXe siècle et du goût de l’artiste pour le Romantisme, déjà-là à ses débuts), pour les arts décoratifs (papiers peints, tapisserie, vitraux, céramiques).

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Ces motifs « fantômes » s’incarnent dans une pratique artisanale dont le lent processus tend à éroder l’image, à en contrarier la lecture. Prendre le temps de fabriquer une pièce, combattre la matière d’une manière très directe ou minutieuse. Voilà une chose physique qui était déjà-là dans l’ancien travail de gravure sur bois, à l’aquatinte ou à l’eau-forte. Un rapport artisanal que l’on retrouve dans l’œuvre récent où s’hybrident peinture, céramique et gravure. Qu’il s’agisse des linogravures et huiles sur toile, des xylographies sur papier japon, des céramiques, faïences et engobes émaillés réalisés dans l’esprit des azuléjos : toutes les œuvres d’Arnaud Rochard relèvent d’un même plaisir à travailler la matière, du croquis d’après nature au travail de gravure, de l’aplat au pinceau à la réalisation manuelle de carreaux en terre cuite et de tampons en lino ou en bois utilisés comme matrices. Et dans ce processus lent, d’hier à aujourd’hui, s’est toujours posé la question de l’ornemental en résonance avec celle de l’érosion et de la perversion de l’image.

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Dans les gravures anciennes, le réalisme était perverti par un goût du détail, par une saturation de motifs cachés dans un autre, par une dilution du motif central noyé dans l’abondance d’animaux et de végétations aux formes décoratives faisant référence à l’ornement et aux grotesques. Et aujourd’hui il en est de même dans la manière dont Arnaud perverti la fonction sérielle et reproductive des techniques qu’il emprunte aux arts appliqués. Dans ce lent processus de création, l’artiste contrarie le beau, le lisse, le décoratif en jouant avec les accidents, les aspérités, le non fini, le sale, l’effacement. Ici il recouvre un motif par un autre. Là il laisse un tampon mal encré apposer une figure moins lisible. Ce que cherche Arnaud, ce n’est pas une reproduction mécanique, parfaite. Son travail se situe dans l’incarnation et absorbe les erreurs qu’elle induit. Il cherche à créer du bizarre, du décalage. Par ce processus au temps long, les figures représentées demeurent ambiguës, elles s’effacent. Tout comme leurs visages n’est jamais lisible, et cela depuis toujours. Quant aux couleurs, bien que séduisantes dans le tube, elles nous apparaissent usées, comme surgies d’un passé archéologique, d’un monde oublié. De même qu’elles diluent, par le jeu des aplats, la sensation illusionniste de la profondeur ou viennent recouvrir des morceaux de motifs, perturbant à nouveau la saisie de l’image.

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L’univers d’Arnaud Rochard est une traversée. Un regard porté sur le monde actuel vu à travers le filtre de ses balades dans le monde de l’Intemporel. Son univers au fond romantique est peuplé de figures qui sont métaphores de la destinée. Que ce soit hier l’ambiguïté temporelle de ces jungles urbaines à la lisière de la ville et de la nature sauvage, dont on ne sait si elles sont traces d’une catastrophe passée ou apocalypse nouvelle à venir. Ou bien aujourd’hui l’ambivalence spatiale, entre planéité et profondeur, de ces morceaux de fenêtres ou de portes qui s’ouvrent sur une nature foisonnante, où le regard s’enfonce et rêve comme devant une ruine de château découvert au détour d’un hasard. Métaphores de la destinée sont les squelettes et les têtes empalées qui peuplent les gravures des débuts, et les jeunes ados en baskets, tenant des barres de fer et des battes de baseball, avec des cagoules sur la tête ou portant des masques à la Scream. Tout comme le sont aujourd’hui les figures masquées ou tenant une faux, les mystérieux chasseurs et fantomatiques chevaliers. Qu’elles viennent du théâtre antique, d’une tapisserie médiévale, d’une estampe japonaise, d’un film ou d’une bande dessinée, toutes les figures dans l’univers d’Arnaud demeurent énigmatiques. Elles sont prises dans une étrange traversée qui demeure à la fois quête et chimère.

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Qu’est-ce qu’elles chassent ? Contre qui se battent-elles ? Qu’est-ce qu’elles fuient ? Pourquoi errent-elles ? Où vont-elles ?

L’univers d’Arnaud ne représente pas au sens mimétique, il re-présente, il matérialise une présence énergétique au monde. Et cela est encore plus palpable aujourd’hui dans la manière dont l’artiste détourne les techniques dévolues aux arts appliqués. Ce qui compte, c’est le processus répété. Le temps long passé à faire. Ce qui compte, c’est la trace qu’on laisse sur le support. La trace de soi-même, de l’autre. La trace d’hier, celle d’aujourd’hui. Le travail d’Arnaud Rochard c’est comme une archéologie du corps et de l’âme. Son œuvre est incarnation d’un désir posé contre le temps qui passe. Les figures qui peuplent son univers sont comme des morceaux de nous-mêmes qu’on retrouve ça et là. Surgis de la nuit des temps, ils se découvrent là, à nos pieds. Pris dans nos rêves et nos poussières. Ils apparaissent fragmentés, érodés, salis. Comme un bout de fossile, un morceau de vieille fresque effacée par le temps. Ils sont la mort. Et l’immortel. Ce qui passe. Et ce qui reste.

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Amélie Adamo , mai 2023.

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